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La Lettre en Guise de Sonate
dans CANVAS Magazine
Numéro de Septembre/Octobre 2009
par Myrna Ayad et James Parry
Remerciements à Roula El Zein
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En 1970, la célèbre revue française Connaissance des arts, désigne Charles Hossein Zenderoudi comme l’un des dix artistes vivants les plus importants, aux côtés de Frank Stella et de Andy Warhol. Fondateur du mouvement artistique Saqqa-Khaneh en Iran, cet artiste des plus universels, est aussi un maître de la lettre. Clarté, simplicité et pureté constituent la marque de fabrique constante de Zenderoudi, conférant un ordre infaillible à ce qui peut apparaître de prime abord comme une sorte de chaos très singulier.
Charles Hossein Zenderoudi est très lucide sur son art et sur la raison pour laquelle il trouve une telle résonance auprès du public : «de par le monde, les hommes sont partout les mêmes et chacun peut lire mes œuvres» explique-t-il «ce qui compte, c’est l’accord entre le cœur de l’artiste et le cœur de celui qui regarde l’œuvre». Cette profonde empathie entre le créateur et le regardeur explique certainement, en partie, pourquoi Zenderoudi très jeune est reconnu comme artiste hors du commun et pourquoi il continue à jouer un rôle de premier plan sur la scène artistique mondiale, depuis un demi-siècle.(…)
Zenderoudi a reçu maints honneurs et a été lauréat de nombreux prix artistiques internationaux, à commencer par les Biennales de Venise en 1960 et celle de Sao Paulo en 1961, alors qu’il n’avait encore qu’une vingtaine d’années. L’acquisition par le Musée d’Art Moderne (MoMA) de New York en 1963, de sa toile K+L+32+H+4, a d’abord signifié la première entrée d’une des œuvres de Zenderoudi dans une importante collection publique ; elle a aussi provoqué un effet catalyseur sur les autres musées et sur les plus prestigieuses institutions artistiques du monde qui ont recherché ses œuvres pour les inclure dans leurs collections : British Museum de Londres, Centre Georges Pompidou à Paris, Statens Museum de Copenhague, parmi d’autres.
Un esprit curieux
Zenderoudi naît en 1937 à Téhéran. Ses découvertes commencent dans les bazars de la capitale de l’Iran : enfant au caractère indépendant, d’une curiosité insatiable, ii a une attraction forte pour les images, en particulier les affiches de cinéma américain et indien, pour les cachets, mais aussi pour l’iconographie telle la main de Fatima, pour les bagues et les médailles gravées de calligraphies. «J’avais pour habitude de dépenser tout mon argent dans ce genre d’objets. Je me souviens d’avoir acheté une centaine de cachets portant des noms de personnes gravées sur des pierres semi-précieuses» évoque Zenderoudi. Inlassablement, il marche dans les allées des bazars à la recherche d’objets susceptibles d’attirer son regard. A l’école, sa matière préférée est la géographie, principalement en raison des cartes qu’il aime colorier ou découper, procédures, à l’instar de l’utilisation de l’estampage, qu’il reprendra dans ses œuvres ultérieures. L’art est déjà une passion pour le jeune Zenderoudi, pas en tant que peinture et dessin en soi mais davantage comme approche expérimentale très personnelle. «Je réalisais des choses bizarres – des sortes de gravures et d’autres choses aussi – selon mes propres process et je me suis rendu compte, plus tard, que je pouvais dessiner des portraits et des paysages avec facilité».
Les théories scientifiques, les concepts liés au temps et à l’espace, les astrolabes et l’astrologie, tout cela fascine le jeune Zenderoudi. Une visite au musée archéologique Iran Bastan, déclenche chez lui le début de son questionnement sur la nature de la relation de l’homme et de l’univers, questionnement qui le préoccupe depuis lors. Dans deux des vitrines du musée, se trouvent des chemises de coton blanc portées autrefois par les guerriers sous leurs armures, recouvertes entièrement d’écritures et de tables de numérologie. Les chiffres, les symboles et la nature talismanique de ces vêtements auront plus tard des résurgences dans son œuvre.
A dix neuf ans, Zenderoudi est déjà célèbre et expose dans plusieurs galeries en Iran. Pourtant, dès que l’école des Arts décoratifs (CDA) ouvre fin 1959, il s’y inscrit sans attendre : «je trouvais important d’avoir un diplôme pour aller plus loin» explique-t-il «je voulais aussi connaître des disciplines classiques comme le dessin, la lithographie et la fresque ».
C’est à la fin des années cinquante que Zenderoudi crée le mouvement Saqqa-Khaneh. En réponse à l’art occidental et au conflit incessant entre l’art iranien traditionnel et moderniste, Saqqa-Khaneh se concentre sur les éléments iconographiques nationaux, folkloriques et religieux. Par essence, Saqqah-Khaneh puise dans l’identité de la culture iranienne et tend à relier l’héritage culturel à l’art contemporain ; il propose une relecture des contenus culturels en établissant une continuité référentielle. Ces idées de Zenderoudi se propagent et sont reprises par d’autres artistes de cette époque alors que Zenderoudi quitte l’Iran en 1960. Les idées dont il a été le promoteur démontrent ainsi leur potentiel de longévité. En effet, jusqu’à aujourd’hui, ce mouvement continue d’exercer une influence importante sur les générations de jeunes artistes. Au même moment, d’importants critiques d’art, devenus amis proches de Zenderoudi, comme Pierre Restany et Frank ELGAR l’incitent à aller à Paris, ce qui devient possible lorsque le gouvernement français lui accorde une bourse à l’Ecole des Beaux Arts de Paris en 1960.
Des rythmes réguliers
A vingt trois ans, Zenderoudi trouve Paris «fabuleux». Il y rencontre des artistes comme Alberto Giacometti, Stephen Poliakoff et Lucio Fontana et des écrivains tel Eugène Ionesco, et il rappelle combien « la scène artistique et littéraire à Paris était extraordinaire, sans frontière, et je faisais partie de ce monde ». Dans les années qui suivent ses toiles s’imprègnent de motifs récurrents de l’iconographie iranienne. Au début des années 1970, il s’en écarte quoiqu’y revenant plus tard, et préfère se focaliser sur la lettre en tant que telle. Zenderoudi se joue pleinement des règles de la calligraphie, enchevêtrant avec rythme les lettres dans de complexes et inextricables compositions. Dans les années 1980, les lettres prennent des formes plus larges puis sa fascination d’enfance pour les cachets refait surface dans les années 1990, faisant un lien avec les œuvres de vingt ans plus tôt. Cependant son travail le plus récent laisse entendre une désambiguïsation entre équilibre et déséquilibre. «On ne les entend pas» dit Zenderoudi à propos des vibrations visuelles de son œuvre «ce que l’on entend, c’est la musique». Pour lui, l’écriture est à l’espace ce que les notes sont à la musique.
Il faut voir ici une explicite volonté de distanciation, un désir d’abolir le pouvoir de séduction du tracé, de sorte à préserver l’impact conceptuel : «Je suis expert en calligraphie mais je ne suis pas un calligraphe. Je peins, je ne calligraphie pas des lettres. A l’instar d’un architecte qui utilise des pierres ou des briques pour construire un bâtiment, j’utilise l’écriture pour construire ma peinture» explique-t-il. Lorsqu’on lui demande si la répétition des lettres et des nombres est associée au soufisme, sa réponse est prompte : «je déteste tous les « -ismes » et je n’ai rien à voir avec cela. Ceux qui parlent de calligraphie à propos de ma peinture, s’en tiennent au stéréotype suivant : ″s’il y a une lettre, c’est de la calligraphie ; s’il y a répétition, l’artiste est soufi″. La spiritualité existe de tout temps, et nombreux sont les artistes, dans des champs artistiques et des cultures variées, qui ont traité de cette question. La liste est sans fin, depuis Giotto à Kandinsky ou Bergman. Tous et chacun y ont apporté leur réponse».
Désirs de savoir et d’apprendre encore, le tiennent en alerte. Les villes animées, qui dégagent une forte énergie, sont les lieux où il s’épanouit le plus : «je change mes procédures de travail selon mon envie ou la nécessité. Si je suis par exemple, en voiture dans le désert, je sors mon appareil photo et je photographie. Et toutes ces oeuvres ont autant de pertinence et de noblesse que ma peinture. Je dois toujours trouver une manière de créer et je m’adapte à n’importe quelle situation» dit-il. Toujours est-il que Zenderoudi sait être drôle, ironique et provocateur. Ses œuvres ne craignent jamais de dire ce qui ne se dit pas. Comme par exemple, sur l’une de ses œuvres Saqqa-Khaneh où il écrit à la plume des dédicaces ironiques «à des écrivains qui n’écrivent jamais, à des poètes qui disent n’importe quoi, aux philosophes qui disent ceci ou cela et aux peintres qui font de la M…». Par là, Zenderoudi se moque du concept «d’intellectualisme» et défie la prédominance des jugements de valeur qui troublent les contenus réels, la notion de beauté dans l’art.
Les questions de fond
L’approche résolument ouverte de Zenderoudi et sa ligne conceptuelle lui font inventorier de nombreuses voies et travailler selon toutes les possibilités offertes par la pratique artistique. Il est peintre, sculpteur, photographe, illustrateur de livres : la liste s’allonge sans cesse, avec des réalisations marquantes. En 1973 par exemple, Zenderoudi remporte le prix Unesco du «Plus beau livre de l’année du livre», un projet comprenant la conception de la couverture ainsi que des lithographies pour une édition du Coran. Une dizaine d’années plus tard, il crée des œuvres monumentales pour les aéroports de Jeddah et de Riyadh en Arabie Saoudite. Puis en 1995, au musée des Beaux-Arts de Bernay, il réalise une œuvre extraordinaire, passant une nuit à peindre et à marcher sur une toile de cent mètres carrés tendue dans l’espace du musée, travaillant dans un contexte de musique et de poésie. Il mixe des techniques anciennes telles que la tempera à base d’œuf avec des expressions de l’art vocal contemporain, et - liant ainsi en un geste : art, poésie et musique - il érige un pont entre différentes époques et styles de l’histoire des arts.
Ainsi, Zenderoudi s’est-il constamment attaché à briser les codes et les conventions, à effacer les frontières entre les formes d’expression artistique. En même temps, ses œuvres – autant ornées et complexes qu’elles puissent paraître - sont impeccablement fondées et structurées, avec une parfaite justesse. Chaque composant est essentiel à l’œuvre dans laquelle il apparaît, et dans laquelle il n’y a rien de superflu ni de gratuit – l’artiste ayant déjà ôté tout ce qui pouvait être de moindre importance.
Le musée d’Art Contemporain de Téhéran présente en 2001, une rétrospective de l’œuvre de Zenderoudi. A juste titre, le même critique d’art, Restany, qui avait encouragé Zenderoudi à partir pour Paris fin 1950, rédige la préface du catalogue. Dans ce texte, il explique comment dans son art, Zenderoudi transcende peinture et photographie pour affirmer «son incomparable distance vis à vis de la calligraphie». En attendant, Zenderoudi affirme : «tout ce qui a été écrit sur moi depuis des décennies prouve que mon art n’a pas de frontières. Parle-t-on de Picasso comme d’un artiste espagnol? Parle-t-on de Duchamp comme d’un artiste français? Ce n’est pas une affaire de pays ou de nationalité. Les artistes sont universels ». C’est assurément cet étonnant talent à transcender les catégories et les définitions de l’art, de la culture, des patrimoines et des lieux qui constituent le legs pérenne que nous offre Zenderoudi.
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